Sans parler de la complaisance un rien gâteuse dont font preuve avec leurs chats ou leurs chiens tant de ces héros solitaires de la création, fût-elle d’avant garde, force est de constater que l’animal aime bousculer la vision “ progressiste ” du bel art moderne, comme si sa présence, sa représentation ou son évocation résistaient à toute espèce d’enfermement entre les grilles de lecture convenues. Même lors de son passage à l’abstraction, Kandinsky n’a jamais oublié son cheval !
C’est ainsi que Jean-Michel Pradel-Fraysse nous promène dans les dédales d’un ailleurs d’autant plus qu’il s’offre comme familier par les moyens plastiques mis en œuvre comme par les objets et figures qu’il peaufine avec une patience scrupuleuse. Les repères, les amers visibles jusqu’à l’évidence qui ponctuent les rivages de l’exposition n’y peuvent rien, ils nous égarent, ils nous invitent à la rêverie poétique que suggère le dodelinement paisible des vaches dans l’agitation fébrile et stridente des rues de Bombay. Les artistes singuliers, qui ne sacrifient pas aux modes saisonnières du toujours plus nouvel art contemporain sur fond d’amnésie et de consommation, conduisent à de tels égarements en quête de l’intelligence du monde plutôt que de ses contingences quotidiennes qui définissent territoires, frontières et usage précipité du temps. Quand l’art se prend à avoir des penchants animaliers la concordance des temps n’y résiste pas. C’est ainsi qu’en 1922, l’année de la mort de l’auteur de la Recherche du temps perdu et de l’Ulysse de James Joyce, l’Ours blanc de Pompon devient l’exact contemporain du Licht-Raum Modulator de Laszlo Moholy-Nagy qui partagent la même volonté d’éblouir, l’un surenchérissant sur l’éclat des banquises, l’autre sur le lumino-cinétisme que promet la ville du futur. L’un et l’autre se concoctent leurs big-bang, fondent des origines.
L’animal est un drôle d’oiseau, surtout s’il est signé Brancusi et qu’il échappe aux catégories convenues, au point qu’en 1926 la vigilance des douaniers new-yorkais lui refuse l’exonération de la taxe d’importation accordée aux œuvres d’art, le qualifiant d’objet ménager ! Il est vrai qu’il arrivait aux USA dans les caisses de Marcel Duchamp, le roi du ready-made qui avait l’habitude de se fournir au Bazar de l’Hôtel de Ville ! Il ne fallut pas moins d’un procès de deux ans pour que “ l’Oiseau dans l’espace ” puisse entrer librement dans celui de l’art aux États-Unis. Ces douaniers sûrement pointilleux nous apprennent à reconnaître l’inqualifiable qui caractérise bien des œuvres de Jean-Michel Pradel-Fraysse. L’homonymie me fait ici avouer que les premières œuvres d’art que j’ai vénérées, à quatre pattes dans le tas de sable du square de la Porte Saint-Cloud, furent L’Éléphant d’Emmanuel Fremiet et Le Rhinocéros d’Henri-Alfred Jacquemart, deux énormes fontes de fer grandeur nature, posées sur de hauts socles, qui avaient été fondues pour l’exposition universelle de 1878, et qui trônent aujourd’hui à l’entrée du musée d’Orsay. J’appris par la suite que le premier de ces excellents sculpteurs avait connu un grand succès au Salon de 1887 avec un Gorille enlevant une femme dont l’érotisme torride lui valut d’être exilé au musée de Nantes avant que King Kong n’en réhabilite les charmes. Le second est l’auteur des deux dragons de la Fontaine Saint-Michel qui exaltent la témérité de la pratique du rendez-vous qui se déroule à leurs pieds et qu’immortalisent d’innombrables photos-souvenir dispersées aux quatre coins du monde. Depuis la stèle la plus primitive jusqu’aux héroïques monuments aux grands hommes, la sculpture favorise les rencontres avec les morts comme avec les vivants. Quand elle est complice du monde animal, elle devient le catalyseur des passions les plus inconvenantes. Balzac n’avait-il pas décrit celle d’un soldat de l’Empire pour une panthère et “ sa croupe rebondie ” ? Que déclencheront comme fantasmes sexuels des retrouvailles dans la salle des groins et des trompes, voire dans celle des laisses ou des muselières ? J’imagine déjà la débauche de lingeries ou l’orchestration de cérémonies délicieusement sacrilèges.
Si la sculpture animalière défrise les jolies boucles de l’histoire de l’art et s’attarde du côté du XIXe siècle, le siècle qui décida qu’il n’y avait plus de vérité en art, c’est que, dans la hiérarchie des genres, rien n’était plus vulgaire que la représentation des animaux, sauf ceux, canoniques, qui accompagnent les évangélistes et bien sûr l’agneau mystique ou le cheval de la statue équestre. Cantonné à un rôle d’entrée en matière au bas des grandes compositions sculptées ou peintes, l’animal ne côtoyait, au bas de l’échelle des beaux-arts, que la nature morte. Il ne participait qu’à ce banquet de saveurs et de textures déployé par l’habileté de l’artiste à hauteur d’homme, ses convives forcément communs, avides de sensations fortes, le spirituel se déroulant au-dessus. Mais, depuis la brèche ouverte par le Salon des refusés, celui de 1864, la bête recommence à prendre le dessus. Ce n’est pas pour autant Lascaux, mais les appartements haussmanniens de la bourgeoisie triomphante qui, ne doutant de rien, croit pouvoir domestiquer les beaux-arts en domptant une ménagerie de bronzes ennuyeuse comme un déjeuner dominical. La bête se pose sur les guéridons et grimpe sur les cheminées.
Ce zoo d’animaux plus ou moins sauvages, confiné dans des espaces restreints, comme une vaisselle inutile, ne prend guère ses aises. Interdits d’extravagances, ces animaux engoncés dans leurs habits du dimanche ne vont pas tarder à fournir un répertoire d’emblèmes triomphants aux dictatures. De quoi subir un long purgatoire, illustré par des BD et des dessins animés édifiants qui surfent sur un vague recyclage d’Ésope et de La Fontaine qui ne prendra fin qu’avec le souffle d’air frais des années soixante. Du désespoir infini des “ Gros chiens ” de Chaval aux tonitruants éclats de rire des “ Chats ” de Siné en passant par Peter Saul ou Bernard Rancillac qui font la peau à l’anthropomorphisme bien pensant de Walt Disney, comme avec les sculptures “ énormes ” d’Erik Dietman ou les lièvres farceurs de Barry Flanagan, déferle un art animalier furieux et débridé, lourd du silence des trahisons d’un monde dévasté, riche de complexités sémantiques et d’inconscients jaillissants. Sens et forme scellés par une même énigme, l’animal est un médiateur bien peu médiatique aux antipodes de l’usage qu’en fait aujourd’hui le tiercé gagnant des marchands du temple de l’industrie du luxe où rivalisent le bestiaire de cadavres plongé dans le formol de Damien Hirst, les animaux empaillés de Maurizio Cattelan ou les chiens et nounours démesurément kitsch de Jeff Koons. Autant d’asepsies dérisoires et d’inepties commerciales que balaie l’incongruité intempestive de la figure animale dont la provocation permanente surgit partout avec son corps du délit et sa vérité d’insurrection nécessaire qu’aucune laisse ou muselière ne peut contenir. L’indignité du corps échappe toujours. N’en déplaise à ses prédateurs comme à ses protecteurs, il échappe. Il incarne l’altérité radicale.
C’est tout l’art de Jean-Michel Pradel-Fraysse dont les masques ou les perruques de gastéropodes disent assez, comme Jacques Derrida, “ l’animal que je suis ”. Les affirmations tranchantes de son savoir-faire démoniaque se jouent des apparences, des rapports de domination qui hantent le monde, pour ramener du fond des continents noirs qui habitent le monde et les corps, de beaux morceaux qui viennent fouailler l’imaginaire et rejoindre la longue migration des minotaures et des centaures qui tracent la route des grands récits sans commencement ni fin dans la chaleur desquels on reprend souffle, à mi-chemin de l’enfer de la forge et
des vents glacés.
jean-louis pradel
juin 2009